Regard des instituts sur le développement dans le domaine de la formation des ostéopathes
Interview de Pierre Frachon co-doyen HEdS Fribourg - Filière en ostéopathie
Le domaine de la santé est confronté à divers défis de taille comme le vieillissement de la population, les coûts de la santé, l'intelligence artificielle. Quel rôle joue et peut jouer demain l'ostéopathie et comment ce rôle se traduit-il en besoins de la formation des ostéopathes?
En préambule, nous pouvons dire que la demande pour les consultations en ostéopathie est très forte en Suisse. On le voit au nombre de places de travail proposées aux étudiants à la fin de leurs études. Or cette demande est plus forte en Suisse alémanique vu le nombre d'ostéopathes plus faible par rapport à la proportion de la population. Cette demande de la part des employeurs et des professionnels sur le terrain se traduit aussi par le nombre de candidats qui se présentent chaque année pour suivre une formation d'ostéopathe à Fribourg.
Actuellement, nous avons entre 200 et 250 candidat·e·s chaque année pour 30 places existantes. Trente places que nous souhaitons faire évoluer dès la rentrée 2025 afin d'ouvrir une deuxième volée francophone en complément à la première volée bilingue.
S'agissant du vieillissement de la population et du développement actuel des coûts de la santé : par rapport au vieillissement, nous nous inscrivons parfaitement dans les besoins de la population. En effet, parmi les trois premières thématiques de consultation en Suisse figurent les troubles fonctionnels de l'appareil locomoteur – le cœur de notre profession. Lorsqu'on regarde les coûts de la santé par thématique, tout ce qui touche les troubles fonctionnels de l'appareil locomoteur est en deuxième après les pathologies cardio-vasculaires. À nous de démontrer que l'ostéopathie participe à la réduction des coûts de la santé, et c'est la recherche qui pourra le faire dans les années à venir – sachant que la recherche est une des missions de toutes les hautes écoles spécialisées.
Quel rôle peut jouer l'intelligence artificielle (IA) dans une profession manuelle comme l'ostéopathie? L'IA peut-elle être une aide au niveau de la formation ?
C'est une thématique que nous avons abordée en séance de direction de la haute école de santé à Fribourg. Nous l'avons surtout évoquée dans le cadre de la formation et de son utilisation par les étudiants ou par les professeurs pour élaborer une présentation de cours, par exemple. L'intelligence artificielle pose des défis parce que, un peu comme toutes les nouvelles technologies, elle peut être à la fois un outil intéressant et problématique. Elle a besoin d'être encadrée. La mise en place d'une charte d'utilisation de l'intelligence artificielle dans le cadre du travail estudiantin est d'ailleurs une thématique au sein de la Haute École de Santé. Je pense notamment, au travail de bachelor ou de master et à l'obligation de citer son utilisation. Demeure néanmoins l'obligation pour nous en tant qu'école de contrôler ce qui a été réalisé avec ou grâce à l'aide de l'intelligence artificielle, et de pouvoir l'évaluer sur le plan de l'acquisition des compétences liées au module en question. La seule possibilité que nous ayons à cet égard est un passage à l'oral pour nous assurer que l'étudiant·e a bien acquis les compétences nécessaires à la validation de son module et a bien compris ce qui figure dans le rapport en ayant utilisé IA.
Vous évoquiez tout à l'heure l'anamnèse. Dans le cadre de notre profession, il est possible que l'IA soit un outil à moyen ou long terme. Imaginons qu’une anamnèse soit faite avec le patient, les réponses données sont rentrées dans l'ordinateur, et l'IA fournit un diagnostic différentiel avec chacun des diagnostics probables selon l’ordre de prévalence. Je ne serais pas étonné qu'un jour cela soit possible. On le voit aujourd'hui en médecine avec l’intervention de l’IA, notamment dans l’imagerie radiologique et les diagnostics complexes. Ce sont des professions qui vont peut-être disparaître ou se transformer tout du moins. Parce que l'IA a des facultés d'apprendre d'elle-même qu'un être humain n'a pas forcément – en tout cas pas à la même puissance. Il faut cependant rester critique sur la manière dont fonctionne IA. Il s'agit d'une entité, d'un système, qui est nourri par l'être humain avec des informations. À force d'avoir des informations redondantes par rapport à telle donnée, l'IA arrive à donner une bonne réponse à une question. Là où il faut rester vigilant, c'est que ces données sont fournies par l'homme. À partir du moment où une majorité de gens fournissent une donnée erronée, l'IA peut finalement vous donner une mauvaise réponse à une question qui à la base est juste. Un élément parmi tant d'autres auquel il faut faire attention.
Pour en revenir à notre profession qui est mixte – manuelle et intellectuelle, je ne serais pas surpris qu'un jour l'IA puisse nous fournir des solutions. Pour la partie pratique (examen clinique et traitement), ce sera impossible, et c'est peut-être la chance de notre métier. Nous sommes des manuels dans la pratique du traitement. Donc aucune intelligence artificielle ne devrait pouvoir le remplacer.
Voudriez-vous nous expliquer en quelques mots les spécificités de la filière d'ostéopathie de la HEdS de Fribourg et les compétences acquises par les étudiant·e·s grâce à ce modèle.
Les compétences acquises à la HEdS-FR sont forcément les mêmes qu'à la FFHS ZH (Fernfachhochschule Zurich – ndlr) parce que les deux écoles sont régies par la loi sur les professions de la santé qui définit parfaitement les compétences attendues en fin de master pour accéder à la pratique. Je citerai toutefois trois spécificités chez nous s'agissant de l'acquisition des compétences:
D'abord la dissection : en première et deuxième année, l'acquisition des connaissances anatomiques se fait non seulement sur un plan théorique, mais aussi sur la base de la dissection à l'Institut d'anatomie de Fribourg. C'est quelque chose que nous tenions absolument à mettre en place avec mon confrère Monsieur Fossetti et ce, dès le démarrage de la filière en 2014. Notre but était de permettre aux étudiant·e·s d'associer la vision théorique de l'anatomie à une vision tridimensionnelle réelle en participant à la dissection et de découvrir ainsi la réalité des variations anatomiques d'une personne à l'autre, alors que dans les livres les choses sont souvent décrites de manière uniformisée.
À ma connaissance, nous sommes les seuls à proposer la dissection. En Angleterre, la formation d'ostéopathe inclut la prosection, soit la participation visuelle aux dissections qui sont faites par les anatomistes des instituts, mais il n'y a pas de participation active des étudiant·e·s.
La deuxième spécificité est une consultation interprofessionnelle unique en Suisse que nous avons mise sur pied au sein de la Haute École de Santé Fribourg avec les soins infirmiers et avec la Faculté des sciences et de médecine à Fribourg. Nous disposons ainsi d'un lieu de consultation pendant le master pour nos étudiant·e·s qui leur permet de prendre en charge des patient·e·s (des étudiant·e·s majeur·e·s du Plateau Fribourgeois). Ces prises en charge se font par un gremium interprofessionnel composé d'un·e étudiant·e en soins infirmiers en troisième année de bachelor, d'un·e étudiant·e en master de médecine et de deux étudiant·e·s en master d'ostéopathie. Ce qui est novateur, c'est qu'il s'agit vraiment d'une formation interprofessionnelle dans le sens où les étudiant·e·s prennent en charge les patient·e·s selon le motif de consultation : cela peut être un·e étudiant·e en soins infirmiers avec un·e étudiant·e en médecine, un·e étudiant·e en médecine avec un·e ostéopathe, etc. Une fois la première anamnèse faite, ils·elles reviennent en gremium dans une autre salle pour discuter du cas. Le tout est évidemment encadré par des superviseur·e·s. Il y a toujours un·e superviseur·e ostéopathe, un·e superviseur·e médecin, un·e superviseur·e infirmier·ère. Ces superviseur·e·s laissent faire et, s'il y a une lacune dans l'anamnèse, posent des questions pour faire réfléchir les étudiant·e·s. Ensuite intervient une décision de prise en charge, soit sur le plan des soins infirmiers, soit sur le plan médical, soit sur le plan ostéopathique. Puis, les étudiant·e·s prennent en charge le ou la patiente sous la supervision de l'encadrant·e de la personne qui va prendre en charge le ou la patient·e : Si c'est un motif de consultation ostéopathique, le ou la superviseur·e ostéopathe sera présent·e pour assurer que les choses se passent dans les règles de l'art. Mais les étudiant·e·s sont relativement autonomes ; c'est-à-dire que le ou la superviseur·e n'intervient que s'il y a matière à intervenir. Et en cela c'est très novateur : ce sont vraiment les étudiant·e·s qui prennent en charge les patient·e·s. Cette approche est interprofessionnelle, car elle oblige les autres étudiant·e·s à réfléchir comment fonctionne l'étudiant·e qui va prendre en charge. Il ne s'agit pas d'un simple échange d'informations, mais véritablement d'un échange sur la manière dont «moi sur un plan médical je prends en charge comme cela» ou «moi sur un plan ostéopathique, je prends en charge comme cela», etc. Cela permet vraiment aux étudiant·e·s de bien comprendre les compétences spécifiques de chaque profession.
On parle de l'interprofessionnalité depuis des années. Or, il y a une très grosse différence entre l'interprofessionnalité telle qu'on l'entend ou qu'on la voit sur le terrain, et la formation interprofessionnelle. De plus, elle n'est pas toujours présente suivant les lieux de consultation. Si nous formons le corps estudiantin à l'interprofessionnalité, c'est pour nous assurer que demain, dans les lieux de formation et les lieux de pratique, elle existera réellement. Le développement de l'interprofessionnalité est aujourd'hui d'ailleurs une demande au niveau fédéral. Néanmoins, il y a une différence entre la volonté et la réalité du terrain.
La troisième spécificité extrêmement intéressante relève de l'organisation de toute la partie du master selon trois axes de formation : la formation liée au travail de master, la formation clinique qui correspond au stage, et l'axe d'intégration diagnostique et ostéopathique. Contrairement à d'autres filières, nous n'avons pas de cours blocs : les trois axes sont filés sur l'ensemble du master, avec l'avantage que chaque axe profite à l'autre. Il peut par exemple y avoir une question dans le travail de master qui peut être posée dans la formation clinique.
Il est ainsi possible de questionner sur la prise en charge de tel ou tel cas clinique en revenant dans le cours d'intégration diagnostique et ostéopathique et le présenter aux pairs ou aux professeurs. Lorsque ces trois axes sont filés sur deux ans – que ce soit la formation clinique, la «recherche» avec le travail de master et l'intégration diagnostique ostéopathique – on se retrouve vraiment avec un questionnement des axes les uns par rapport aux autres. Cette architecture de la formation de master est extrêmement bénéfique pour les étudiant·e·s. Elle comporte toutefois une contrainte : jusqu'en 2023, nous étions la seule filière de Suisse et les stages étaient répartis un peu partout en Suisse. Dès lors, pour quelqu'un qui est en en stage un jour ou deux par semaine dans le Haut-Valais ou au fin fond de la Suisse alémanique, cela représente beaucoup d'heures d'aller-retour vers Fribourg chaque semaine.
Nous avons évoqué le rôle des ostéopathes de demain et sa traduction en besoins de formation. Voyez-vous encore quelque chose par rapport à ces besoins que vous avez évoqués, notamment par rapport à l'âge des personnes, la contribution à la réduction des coûts dans le système de santé, etc.
La demande ne faiblit pas, que ce soit au niveau des candidat·e·s à la formation ou de la demande de la part des employeurs. Nos étudiant·e·s ont toutes et tous un poste quasiment assuré trois mois avant la fin de leur formation et ont plutôt plus de choix qu'il n’y a de demande, ce qui est plutôt bon signe.
Cela signifie que l'ostéopathie continue à se développer. Ce qui va dans le sens du vieillissement de la population, avec des besoins accrus par rapport à des troubles fonctionnels de l'appareil locomoteur.
Les deux filières forment-elles assez d'ostéopathes pour la relève ?
Il faut anticiper les départs à la retraite. Nous formons actuellement entre 25 et 30 étudiant·e·s chaque année. La FFHS ZH va aussi en former entre 25 et 30. Avec notre deuxième volée, nous serons donc à environ 70 à 75 ostéopathes qui sortiront chaque année entre la filière de Fribourg et celle de Zurich. Cela devrait répondre à la demande croissante par rapport au traitement ostéopathique.
Mais il ne faut pas oublier non plus que les aspirations des générations ont complètement changé. Notre génération a plutôt travaillé à 100 voire 120%. La génération actuelle – les jeunes de 20 à 25 ans aujourd'hui – n'a plus du tout le même modèle en tête. Elle n'a déjà pas la même vision de la vie, avec des besoins financiers qui sont parfois plus limités. Elle ne veut plus travailler autant. Les ostéopathes de la génération actuelle travaillent à 70, 80%. Rares sont celles et ceux qui travaillent à 100%. Dès lors, nous devons aujourd'hui former davantage d'ostéopathes pour assurer le même pourcentage de couverture des besoins.
Ce qui a aussi changé ces trente dernières années, c’est la proportion homme/femme dans la cohorte d’étudiants. On imaginait que s'agissant d'une profession où on doit manipuler, prendre parfois les patient·e·s d’un certain poids dans nos bras, etc., la profession serait plutôt masculine. Or, aujourd'hui, toute la santé se féminise. Si dans les soins infirmiers la raison est historique, on constate cette féminisation dans nombre de professions de la santé, et l'ostéopathie n'échappe pas à la règle. Dans notre filière, nous avons à peu près trois quarts de femmes. Cette féminisation doit aussi entrer dans la réflexion sur la relève, car la plupart des femmes vont à un moment donné avoir des enfants. Ce qui concrètement diminue encore le pourcentage final de l'ensemble des personnes que nous formons pour la relève. Lorsque vous avez une population de trois quarts de femmes qui sortent à la fin de chaque volée, cela peut effectivement aussi avoir un impact sur le pourcentage de couverture des besoins.
C'est une des raisons pour lesquelles nous allons former une deuxième volée pour pouvoir assurer la réponse à la demande de demain. Nous essayons d'anticiper. Peut-être que dans 15 ans, la génération d'après sera encore complètement différente. Les modes de fonctionnement des jeunes sont différents et aujourd'hui beaucoup de gens ne passent plus le permis, ne veulent plus avoir de voiture, utilisent les transports en commun par exemple. C'est tant mieux pour la planète, mais il faut intégrer dans la réflexion sur la relève une autre manière de concevoir la vie.
La deuxième raison pour laquelle nous allons former une seconde volée, est que nous étions la seule filière d'ostéopathie en Suisse et que notre filière est bilingue. Bilingue, dans le sens où certains cours n'existent qu'en allemand ou qu'en français. Par conséquent, nous avons certes une population capable de comprendre les deux langues, mais nous sommes aussi confrontés au fait que des candidats ne postulent pas pour la filière parce que leurs compétences linguistiques ne leur permettent pas de suivre un cours en français ou en allemand. Et la majorité des gens qui ne postulent pas sont issus de la région francophone. Il y a donc un besoin d'accroître la formation en français aussi. Nous proposerons donc à compter de 2025 une filière en français en plus de l'actuelle filière bilingue.
En 2023, une seconde filière en ostéopathie a vu le jour à Zurich. Il est sans doute un peu tôt pour tirer des conclusions définitives sur les effets de la création de cette filière en Suisse alémanique, mais peut-être pas pour livrer un premier ressenti sur la coordination et les échanges entre les deux Hautes Écoles de Santé ?
Nous collaborons beaucoup, dans le sens où, avant même que la filière soit annoncée au sein de la FFHS ZH, nous avons eu de nombreuses réunions avec notamment les responsables du pôle santé à la FFHS ZH et une des deux directrices de la filière d'ostéopathie, Christina Thomas. Nous leur avons notamment expliqué quelles étaient nos difficultés au départ pour leur éviter de rencontrer les mêmes – bien que chaque expérience soit différente. Les concepts de formation diffèrent également: leur concept de formation avec une bonne partie à distance et la nôtre qui est plutôt en présentiel. De ce point de vue, nous avons beaucoup collaboré, Actuellement, nous nous voyons tous les trois mois par des conférences téléphoniques où nous faisons le bilan du fonctionnement de nos semestres en cours, et de nos développements futurs.
Donc nous collaborons dans le sens où nous communiquons beaucoup et plutôt bien. Toutefois, nous n'avons pas toujours les mêmes problématiques dans le sens où nous n'avons pas les mêmes concepts de formations.
Seul petit bémol : la FFHS ZH a ouvert sa filière en février. Or la plupart des filières académiques s'étendent de septembre à août. Mais nous allons trouver des solutions pour essayer de parvenir à développer la mobilité sur le plan national. La question se pose surtout pendant le master avec la formation clinique et la possibilité d’effectuer un semestre dans une autre HES.
Le vendredi 6 septembre 2024, la filière d'ostéopathie de la HEdS de Fribourg célèbre ses dix ans et organise une journée de conférences scientifiques.
Interview réalisée par Caroline Brennecke en février 2024
Pierre Frachon, co-doyen filière HES ostéopathie
Professeur ordinaire HEdS-Fribourg
Ostéopathe diplômé CDS-GDK
Sandro Fossetti, co-doyen filière HES ostéopathie
Professeur ordinaire HEdS-Fribourg
Ostéopathe diplômé CDS-GDK